Nous venons d’entendre la lecture d’une parabole bien connue : celle du riche insensé (Lc 12, 16-21). Elle ne se trouve que dans l’Évangile de Luc. Nous la retrouvons aussi dans l’Evangile apocryphe de Thomas. Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ nous raconte l’histoire d’un homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté. Celui-ci se demande quoi faire de la récolte abondante. Il décide de bâtir des greniers plus grands pour y amasser toute sa récolte pour lui-seul, en ayant pour philosophie une vie hédoniste : se reposer, manger, boire, se réjouir… Mais c’est alors que Dieu lui dit : « Insensé ! cette nuit même ton âme te sera redemandée ; et ce que tu as préparé, pour qui cela sera–t–il ? ». Et notre Seigneur conclut : « Il en est ainsi de celui qui amasse des trésors pour lui–même, et qui n’est pas riche pour Dieu ».
Cette parabole caractérise admirablement l’attitude de l’homme contemporain qui se plait dans son égocentrisme et qui veut jouir le plus possible de façon hédoniste des biens terrestre. Le riche qui est décrit dans la parabole d’aujourd’hui agit d’une manière radicalement opposée à l’enseignement de l’Évangile du Christ. En effet, le Seigneur nous enseigne la miséricorde et le partage. « Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux » nous exhorte-t-il dans l’Évangile (Lc 6, 36). Et à sa suite, le saint apôtre Paul enseignait aux presbytres de l’Église d’Éphèse : « je vous ai montré de toutes manières que c’est en travaillant ainsi qu’il faut soutenir les faibles, et se rappeler les paroles du Seigneur, qui a dit lui-même: Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). Et ailleurs, l’Apôtre des nations exhorte les chrétiens de Corinthe : « Que chacun donne comme il l’a résolu en son cœur, sans tristesse ni contrainte ; car Dieu aime celui qui donne avec joie » (2 Co 9, 7).
Cette parabole caractérise admirablement l’attitude de l’homme contemporain qui se plait dans son égocentrisme et qui veut jouir le plus possible de façon hédoniste des biens terrestre
Commentant la parabole que nous venons de lire aujourd’hui, saint Basile s’interroge : « De quel état d’esprit cet homme faisait-il montre ? L’aigreur du caractère, la haine des hommes, l’égoïsme, voilà ce qu’il offrait en retour à son bienfaiteur. Il oubliait que nous appartenons tous à la même nature. Il ne jugeait pas nécessaire de distribuer son superflu aux pauvres ». A la question du riche insensé : « Que vais-je faire ? », saint Basile estime que la réponse était simple : « Je rassasierai les affamés, j’ouvrirai mes greniers et j’inviterai les pauvres. J’imiterai Joseph, j’annoncerai à tous ma charité, je ferai entendre une parole généreuse : Vous tous, qui manquez de pain, venez à moi. Que chacun prenne une part suffisante des dons que Dieu m’a accordés ! Venez y puiser comme à des fontaines publiques » (Homélies sur la richesse, 6, 1-2; PG 31, 261-265).
L’enseignement spirituel de notre Église orthodoxe considère l’homme comme l’intendant de la création
L’enseignement de la parabole d’aujourd’hui est particulièrement actuelle, surtout en ces temps où l’humanité fait face à une crise environnementale sans précédent. L’enseignement spirituel de notre Église orthodoxe considère l’homme comme l’intendant ou l’économe (oikonomos) de la création. C’est à effet à lui que Dieu a confié la responsabilité de « cultiver et garder la terre » (Gn 2, 15). Dans l’Évangile, le Christ nous exhorte d’agir comme des « intendants fidèles et prudents » de ce monde (cf. Lc 12, 42). Pour la tradition chrétienne, l’environnement naturel n’est pas une mine de ressources inépuisables qui peut être exploitée de manière effrénée, mais est considéré comme une création qui doit être en communion avec son Créateur par l’intermédiaire de l’homme qui en est l’intendant. Hélas, l’homme, agissant contre la volonté de Dieu en exploitant de manière abusive et égoïste l’environnement, vient détruire cet équilibre.
Pour le Patriarche œcuménique Bartholomée, par l’exploitation abusive des ressources du monde, l’homme contemporain répète le péché originel d’Adam. Son attitude ne correspond nullement à l’attitude eucharistique que nous devons entretenir face à ce merveilleux don de Dieu. Par un esprit eucharistique, le patriarche Bartholomée entend qu’il faut utiliser les ressources naturelles du monde avec un esprit de reconnaissance, les offrant en retour à Dieu. Or, c’est précisément ce que fait l’Église orthodoxe lorsqu’elle célèbre l’eucharistie, en offrant le pain et le vin, lorsque le prêtre affirme : « Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons, en tout et pour tout ». Dans l’eucharistie, nous rendons à Dieu ce qui est à lui. Nous offrons au Créateur le pain et le vin, qui sont la transformation par le labeur de l’homme du blé et du raisin qu’il nous a donné. En retour, Dieu transforme le pain et le vin en Son corps et Son sang, par lesquels nous communions avec lui. L’eucharistie est un bel exemple d’une manière constructive, et non destructrice, où l’homme collabore avec la volonté de Dieu.
Un tel esprit de modération doit aussi éveiller en nous un amour envers toute l’humanité, dans un esprit de partage avec les pauvres et les plus démunis
Par cette attitude, l’Église nous rappelle que le monde créé n’est pas notre possession, mais un don du Dieu Créateur. La réponse appropriée pour l’homme qui reçoit un tel don est de le recevoir avec gratitude et action de grâce. Une telle attitude eucharistique par rapport aux fruits de la terre doit aller de pair avec une attitude ascétique et philanthropique. Ceci implique la modération et la maîtrise de soi. Cela signifie ne pas consommer n’importe quoi et n’importe comment, de manière impulsive, mais se contenter de peu et s’abstenir de certains biens. Un tel esprit de modération doit aussi éveiller en nous un amour envers toute l’humanité, dans un esprit de partage avec les pauvres et les plus démunis. Selon le patriarche Bartholomée, une telle attitude peut protéger le monde d’un gaspillage inutile et d’une destruction inévitable.
La parabole d’aujourd’hui nous amène donc à réfléchir et à nous interroger non seulement sur notre façon de gérer nos richesses, mais aussi sur la manière dont nous traitons l’environnement naturel. Ressemblons-nous davantage au riche insensé, ou sommes-nous de bons intendants de la création ? Si nous nous reconnaissons davantage sous les traits du riche insensé, comprenons que son erreur fut son égocentrisme, son égoïsme et sa philosophie hédoniste. Dans ce cas, corrigeons-nous en adoptant un esprit de reconnaissance envers notre Créateur, un esprit de modération et un esprit de partage. C’est alors que nous deviendrons « riches pour Dieu », et alors seulement nous serons rendus dignes d’hériter de Son Royaume, où lui reviennent toute gloire et adoration dans les siècles des siècles. Amen.
— Archevêque Job de Telmessos